Les Bêta Thêta Epsilon, ça s’est tout de suite imposé à toi. Le sport, c’est ton moteur, ton défouloir, ton échappatoire. T’en as besoin, c’est vital. Quand t’as le spleen, ou quand tu sens que tu commences à perdre le contrôle sur toi même, tu fonces sur un terrain. Ce que tu préfères, c’est le baseball. T’en fais depuis que t’es gamin, et déjà à cette époque c’était pour toi une foutue libération. Tu prenais ta batte, t’allais jouer avec les autres gosses du coin, et tu te sentais bien. Plus de soucis, juste la balle qui frappe violemment contre le bois. Depuis ça t’a plus jamais lâché, t’as intégré plusieurs équipes au cours de ton adolescence, et il était logique pour toi de te diriger vers les Bêta à ton inscription à l’université. Parce qu’ils sont comme toi, ils te ressemblent, vous formez un tout. Vous êtes une équipe, t’as besoin d’eux. T’as pas eu de famille, mais tu peux t’en construire une autre, une que t’auras choisi et avec qui tu pourras partager ta passion.   

T’es qu’un gosse, pas plus de sept ans, t’es assis à table, ton bol de céréales arrosé de lait froid face à toi, et lui, l’intrus, à tes côtés. Tu le dévisages, tu connais même pas son prénom, et pourtant, ta mère semble lui accorder de l’importance. Plus qu’à toi. Il est débraillé, à peine coiffé, il doit sortir du lit. Tu sens son haleine nauséabonde, elle te pique les narines et te coupe l’appétit. Il est pas le premier. Il est pas le dernier. T’en as déjà vu beaucoup des comme lui, qui trainent dans les couloirs à moitié nu, sans te prêter la moindre attention. Pour eux, t’existes pas, ils sont là pour ta maman. Tu les entends parfois crier la nuit. Au début tu pensais que c’était parce qu’ils se disputaient, mais plus tu grandis, plus tu comprends que non, c’est autre chose, quelque chose de plus intime, qui te dépasse, qui te dégoute. Elle arrive, te souris, dépose un bref baiser humide sur le front. Elle le fait tous les matins, ce geste mécanique qui ne parvient plus à te réconforter. Tu te sens comme un étranger dans cette maison. Tu trouves pas ta place. Tu sais même pas comment t’es parvenu à te construire, personne t’as appris comment avancer dans la vie. Ton père, tu n’as que son nom, rien de plus. Pas de visage en mémoire, pas de prénom, rien à quoi te raccrocher. Mais il doit lui ressembler, à lui, l’étranger dans ta cuisine. Peut être même que c’est lui, qui sait ? Ou celui du mois dernier. Tu repousses ton bol d’un revers de main. T’as plus faim. Elle est sur ses genoux, ils se bécotent, c’est devenu presque normal pour toi. Une scène de la vie quotidienne comme t’en vis par dizaine.
« Hunter, bébé, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. »
Tu te méfies. Elle et toi, vous ne semblez pas avoir la même vision du monde. T’es lucide pour un garçon ton âge. C’est à elle que tu le dois. T’as dû apprendre trop vite, grandir en accéléré pour avoir une chance de t’en sortir. Le cordon médical, il a été coupé y a bien longtemps. Tu doutes qu’il ait un jour existé.
« Ah oui ? Qu’est-ce que c’est ? »
« Tu vas avoir une petite sœur ! »
Tu manifestes aucune émotion. T’es pas sûr de ce que tu ressens. Heureux, parce que sa présence va mettre fin à ta solitude. Mais perplexe, parce que tu veux pas que ta ptite sœur vive ce que toi t’as toujours vécu. Au moins, t’es sûr d’une chose, tu seras toujours là pour elle.

« Tu comptes les cartes, Wayland ? »
« Quoi ? Compter les cartes ? De quoi tu me parles ? Je suis juste né sous une bonne étoile. »
T’as seize ans, et t’es toujours autour d’une table. Plus celle de la cuisine, celle sur laquelle tu joues au Black Jack. T’es à l’aise avec les chiffres, ils sont tes alliés, c’est grâce à eux que t’amasses des liasses de billets. T’as conscience de jouer avec le feu, les gars qui t’entourent, ils rigolent pas, ils tiennent à leur fric, ils jouent pour gagner, pas pour se faire dépouiller par un ado. Ils veulent se payer une grosse bagnole tape à l’œil, se taper des putes de luxe, se prélasser dans des billets verts dans l’hôtel le plus cher de la ville. Toi, tu le fais pour elle, pour ta sœur. Tu le fais pour qu’elle ait une vie convenable. Elle est encore jeune, trop pour réaliser jusqu’où tu peux aller pour elle. Tu t’arrêtes pas au Black Jack, tu prends des paris aussi, t’arranges les résultats comme bon te semble, tu truques, tu triches, mais c’est pour la bonne cause. T’es son Robin des bois. Tu veux qu’elle aille à la fac, qu’elle poursuive loin ses études, devienne quelqu’un d’important. Mais vous vivez dans un monde trop infâme pour que ça lui devienne accessible, t’as besoin de pognon. Et le pognon, il double quand c’est illégal. Sans risque, pas de grosses récompenses.
« Dégagez-moi ce ptit con ! Et si jte revois, je te troue la peau, compris Wayland ? »
T’es dédaigneux, frustré de devoir mettre fin à ton activité si lucrative. T’aimerais lui cracher au visage. Ses partenaires t’attrapes, l’un d’eux t’assènes un coup de poing dans l’estomac. T’as mal, mais tu t’en fous, tu penses qu’à elle. A comment tu vas faire pour continuer à renflouer tes économies. La porte s’ouvre, le vent te fouette le visage, et en quelques secondes tu te retrouves à flirter avec le bitume. Ta mâchoire s’écrase contre le trottoir. Tu peux t’estimer heureux, tu t’es brûlé, mais pas immolé. C’est pas ça qui va t’arrêter. Rien ne t’arrête. Pas quand il s’agit d’elle.

Soir de match. Bilan mitigé. Vous avez remporté la victoire, mais tu t’es battu avec un mec de l’équipe adverse. Tu réagis mal aux provocations, alors tu l’as frappé. Tu t’es jeté sur lui et tu l’as asséné de coups. On a dû vous séparer, heureusement, sinon t’aurais pu continuer longtemps. T’as été immédiatement suspendu. C’est un peu comme si ton monde s’écroulait, le baseball c’est sacré. T’en as besoin pour respirer. Alors quand tu quittes le stade, t’es pas d’humeur à fêter. C’est ta dernière année de lycée, et tu viens de la gâcher. Parce que t’arrives pas à te contrôler. Parce que t’as une colère en toi qui parfois explose, et qui cause des dégâts irréparables.
« C’est pas grave Hunter, tu feras un autre sport. Tu pourras venir à la danse avec moi si tu veux. »
Tu lui souris, et ta main serre un petit peu plus la sienne. Elle a onze ans, toi dix-huit, vous êtes différents, mais tellement semblables. Vous avez les mêmes plaies, les mêmes cicatrices, vous êtes la béquille de l’autre. Tu l’aimes à en crever. La seule que t’aimes vraiment. La seule qui t’accepte sans te juger. Tu viens de tabasser un mec ? Pas grave, elle a quand même envie que tu viennes danser avec elle.  Vous montez dans la voiture pour rentrer, la portière claque. Comme une fatalité, le bruit du destin qui frappe contre la carrosserie. Elle est assise à tes côtés, elle choisit la musique. Comme toujours. Elle chante à tue tête. Comme toujours. Tout est si normal,  anodin, comment tu pouvais te douter que ta vie allait basculer ? Des phares qui t’éblouissent, un crissement de pneus, un impacte assourdissant, violent, meurtrier. Tu t’en remettras jamais. A ton réveil, elle est plus là. Elle t’a quitté.  
« Où est ma sœur ? Où elle est putain ?! »
« Je suis désolé, mais on a rien pu faire. »
Tu te souviens de ces mots, de la douleur qui t’a déchiré. Tu t’entends encore hurler, tu te vois te débattre, essayer de te lever malgré tes blessures encore fraiches et béantes. Pourquoi toi et pas elle ? Mais surtout, qui ? Qui te l’a enlevé ?

Ta remise de diplôme est amère. Y a deux chaises vides qui te rappellent à quel point t’appartiens plus à cette ville. T’as essayé de te relever, d’encaisser les coups du destin, mais t’y arrive pas. Ici, tu peux pas te libérer du poids du passé. L’accident est encore trop présent. Il te bouffe, chaque jour un peu plus. Alors t’as pris une décision difficile, celle de tout plaquer. D’abandonner amis, petite-amie, mère. Mais également souvenirs, douleurs, envie de vengeance. T’as foncé chez toi, t’as balancé dans ton sac l’essentiel, t’as récupérer ton fric bien planqué.
« Hunter où tu vas ? »
« Tu le vois pas ? Je dégage ! »
« Tu peux pas faire ça, j’ai déjà perdu ta sœur, t’as pas le droit de me laisser ! »
« Ah ouais ? Et bah c’est quand même ce que je vais faire. Regarde-moi bien, t’es pas prête de me revoir. »
Tu sais que tes mots sont durs, mais t’éprouves aucun scrupule à les prononcer. T’en peux plus, t’es au bout. Tu sens que tu vas imploser, faut que tu partes, t’as plus le choix. Et c’est ce que t’as fait. Tu t’es envolé vers d’autres horizons plus réjouissants. Pendant des mois, t’as fait le tour des Etats-Unis, voguant au gré du vent. T’as rencontré des gens, visité tous les états, tu t’es abandonné à la liberté revigorante. Pendant trois ans, t’as oublié qui tu étais. Ou qui tu n’étais pas. Tu t’es construis de nouvelles bases, et quand enfin tu t’es décidé à rentrer à Columbus, c’était avec pour but de recommencer à zéro. Retrouver ce que t’as laissé tomber, et reprendre les études que t’as mis de côté. Trois ans plus tard, te voilà à l’université, en commerce, espérant un jour travailler dans la finance. Maintenant tu t'appelles Damiàn, plus Hunter. Tu t’es persuadé d’être là pour de bonnes raisons, mais ton retour coïncide avec la sortie prochaine de prison de l’homme qui a tué ta sœur. Il t’obsède, t’attends qu’il réintègre la société. Tu vas lui tomber dessus. T’as des choses à lui dire. A lui faire subir. Mais avant, tu t’insères dans le système universitaire t’as intégré une confrérie, et t’as presque l’impression d’être un garçon normal. Presque.