"De toute façon y'en a toujours que pour Léa."
Cette phrase, j'ai du l'entendre des centaines de fois de la bouche de mes trois frères. Je n'ai jamais réellement su s'ils disaient cela parce que j'étais la petite dernière que mes parents avaient tant espéré – donc par jalousie – ou si j'étais vraiment leur préférée. Mais je n'aimais pas qu'ils disent cela, je trouvais cela injuste. Comme si c'était de ma faute si j'étais une fille, comme si j'avais fait exprès d'être soi disant la préférée de mes parents. Au début, je leur répondais. Puis les disputes quotidiennes ont fini par nous lasser avec l'âge, et j'ai noué avec eux les liens uniques. Ils me traitaient comme leur frère, et nous faisions les quatre cents coups à nos parents, qui – eux – n'ont jamais pu admettre que je n'étais plus leur petite princesse. Lorsque je suis entrée au collège et que je me suis retrouvée avec mes aînés, la situation n'a fait qu'empirer. Je faisais les bêtises, et tout ce que mes parents trouvaient à dire ressemblait à "Les garçons, vous arrêtez de pousser votre sœur à s'attirer des ennuis, vous ne lui montrez pas le bon exemple". Alors que les trois quarts de mes querelles avec les professeurs ou avec d'autres élèves, je les causais moi-même. Pas toujours volontairement, mais mes frères étaient rarement impliqués. Mes parents s'en sont toujours prit à mes frères jusqu'à ce qu'il se fassent convoquer par un professeur parce que j'avais giflé une autre élève. C'est à ce moment qu'ils ont compris que je n'avais pas besoin d'eux pour en arriver à ce genre de situation.

Mais ce qu'ils ne savaient pas, c'était l'envers du décor.

Quand les parents se font convoquer au collège, on rejette toujours la faute sur vous. Mais personne ne se pose jamais la question de savoir quelles ont été les vraies motivations qui vous ont poussé à commettre cet acte.

Le collège n'a jamais été très tendre avec moi. Ni le lycée d'ailleurs. Sans être obèse, je ne correspondais tout simplement pas au modèle du mannequin anorexique qui servait de critère de sélection aux trois quarts des filles pour faire partie de leur bande. Et comme je ne parvenais pas à cacher ce mal-être, certaines d'entre elles en profitaient pour me le faire payer, alors même que je n'avais jamais rien fait d'autre que leur demander leur bouquin en classe, ou même tout simplement les regarder et leur envier leur vie de fille parfaite. Et le peu d'amis que j'avais ne prenaient pas au sérieux mes malaises, qui étaient selon eux injustifiés. Comment voulez-vous, dans ce cas là, que je reste à ne rien dire et à me laisser marcher sur les pieds par ces filles superficielles? C'est à partir du moment où j'ai réalisé que ce n'était pas moi qui devait être la victime que j'ai commencé à m'attirer des ennuis. Insultes, gestes déplacés, j'ai tout enchaîné, encouragée par mes frères qui – eux – voyaient l'enfer que je vivais à l'école. Quant à mes parents, au même titre que mes amis, ils ne me comprenaient pas quand j'essayais de leur expliquer que je ne pouvais tout simplement pas supporter l'idée de vivre dans mon corps . Pourtant, j'essayais. Maquillage, vêtements, je ne négligeais aucun détail. Mais ces légères rondeurs me pourrissaient mon image.

C'est au milieu du lycée que j'ai trouvé la solution. Mes frères n'étant plus là, j'avais du apprendre à me débrouiller seule. Solitaire au possible, agressive, renfermée, je me suis réfugiée dans le sport qui m'apportait le plus de bonheur : la gymnastique. Lorsque j'étais sur une poutre, c'était comme si tous mes problèmes s'évadaient, comme si je prenais enfin confiance en moi, en mon corps, et que j'acceptais que j'étais capable de faire quelque chose. Malgré mon insociabilité évidente, j'avais même été acceptée dans l'équipe des cheerleaders grâce justement à mes capacités. Mais le sport ne suffisait pas toujours. Alors un jour, je me suis faite vomir – pour essayer. C'était ça la solution. Pas besoin de me soucier de mon poids, je décidai même de réduire mes repas de moitié afin d'en perdre sans risquer de le reprendre ensuite.

Le lycée finit, je suis entrée à l'université de Columbus, toujours autant obsédée par mon corps. Prise à nouveau chez les cheeleaders, j'ai vécu quatre superbes années où j'apprenais – et où j'apprends toujours – le métier d'architecte. Le sport était toute ma vie. J'avais quelques amies, mais jamais rien en dehors du sport. Je n'avais jamais pu me sentir vraiment à l'aise avec elle, sans doute par jalousie par rapport à leurs formes plus qu'avantageuses par rapport aux miennes. J'avais même arrêté de me faire vomir tellement je me sentais normale. Jusqu'à la rentrée de la cinquième année où une remarque du style "Ben alors Em', tu as oublié de bouger cet été ? Va falloir prendre une taille au dessus pour ton uniforme maintenant" sortit de la bouche de la capitaine. L'effet que me fit cette phrase fut équivalent à une énorme claque. Une chute sans fin. Sans avoir voulu être méchante, cette dernière avait fait réapparaitre mes pires démons et m'avait ruiné ce que j'avais cru acquis durant ces quatre années : un soupçon de confiance en moi. Anéantie, j'ai recommencé à me faire vomir dès le lendemain. Mais cela ne m'aidait plus à me sentir mieux. J'avais la sensation, au fond de moi, que je valais mieux que ça. Que si j'avais réussi à vivre quatre ans en acceptant - en partie - ce que j'étais, c'est qu'au fond je savais que j'en étais capable. Mais je n'arrivais pas à me raisonner. Je ne parlais de mes problèmes à personne, afin d'essayer de continuer une vie relativement normale. Jusqu'au jour où la capitaine vint me voir pour me dire qu'elle ne pouvait pas accepter qu'une fille dans son équipe se fasse vomir. Que je devais aller voir un psy. Apparemment, malgré toutes mes précautions, une fille m'avait entendue et était allée le dire à la capitaine. Comme si un psy pourrait m'aider à avoir le corps dont je rêve.

J'avais tout perdu. Retour à la case départ.

"Retourne te faire vomir!". Cette phrase rythmait mes journées. J'avais l'impression d'être de retour au collège. Froide, agressive, parfois violente, je n'avais pas trouvé d'autre moyens de me protéger des autres que de les ignorer tous, sans exceptions. Même ceux qui ne me voulaient pas de mal. Je me réfugiais à 100% dans le sport, ne trouvant pas d'autre réconfort à ma vie.

J'avais l'impression de creuser ma vie et d'y survivre plus que d'en vivre.